L’armée des marionnettes
Peu à peu, d’autres « ratés » sortirent de leur cachette. C’étaient les compagnons d’Alzir. La plupart n’avaient pas de nom. Ils présentaient des difformités effrayantes. Certains changeaient de forme toutes les deux minutes, d’autres avaient l’air de flaques de boue vivantes et se déplaçaient en rampant.
— Voici les « brouillons », les ébauches modelées par la Bête, expliqua Alzir. À l’époque, elle débutait dans l’art de la sculpture organique et elle se montrait plutôt maladroite. Rien à voir avec les merveilleux sosies qu’elle a pétris en vous prenant pour modèles.
Peggy soupira. Les sosies auxquels Alzir faisait allusion lui tapaient sur les nerfs ! La « fille », en effet, avait commencé à parler. Elle répétait comme un perroquet tout ce que disait Peggy en variant les intonations. Le faux chien, lui, s’entraînait à aboyer. Il s’y prenait mal.
— On dirait une souris qui pète, ricana le chien bleu. C’est pas vraiment ça, mon p’tit pote ! Va falloir faire mieux si tu veux avoir ton diplôme !
Peggy Sue, agacée, dut bientôt reconnaître que la « fille » était habile. Elle emmagasinait mots et phrases à une vitesse hallucinante. Son vocabulaire s’étendait de minute en minute, et elle copiait avec une remarquable fidélité les gestes et les mimiques de son modèle.
— Quelle actrice ! s’exclama le chien bleu. Tu as de la chance, mon double n’est pas aussi doué. Écoute-le ! Un cochon qui grogne.
Les choses se gâtèrent quand apparut le sosie de Sébastian, que la Dévoreuse avait modelé entre-temps.
D’emblée, le faux garçon prit place aux côtés de la marionnette Peggy et caressa le sosie chien.
« Par tous les dieux du cosmos, bredouilla Peggy Sue, ce type est la réplique exacte de Sébastian. Je pourrais m’y laisser prendre si son regard ne le trahissait pas. Il est comme la fille, méchant. Il a des yeux de prédateur… de tigre affamé. Hélas, sur la Terre, personne ne s’en rendra compte ! »
Il ne fallut pas longtemps pour que les deux pantins se mettent à parler. Ils échangeaient leurs impressions sur les modèles qu’ils avaient pour mission d’imiter.
— Je déteste la couleur de cheveux de cette fille, dit la fausse Peggy, j’en changerais volontiers mais notre Mère à tous, la bête des souterrains, a bien précisé que nous ne devions apporter aucune modification à la physionomie de ces trois-là.
— Je sais, fit le faux Sébastian, et c’est dommage parce que la tête du type que je suis censé jouer ne me revient pas du tout. Je n’aime pas le genre mexicain. J’aurais voulu être blond.
— Ne m’en parle pas, soupira la « fille », regarde un peu le nez de cette pauvre gamine, il est affreux. Si je voulais, je pourrais facilement l’arranger.
Et, saisissant son appendice nasal entre le pouce et l’index, elle entreprit de le modeler comme s’il s’agissait d’un morceau de cire. En trente secondes, elle en fit un superbe nez de top model.
— Hein ? triompha-t-elle, c’est pas mieux comme ça ?
— Trop cool ! approuva le « garçon », moi, c’est les yeux qui ne me vont pas, ils sont bridés, c’est moche ! Je voudrais qu’ils soient comme ça.
Et, s’attrapant le visage à deux mains, il se malaxa les sourcils pour arrondir ses paupières.
Le vrai Sébastian qui s’était assis sur une caisse pour les observer se tordait de rire.
— Ah ! s’exclamait-il, ils sont trop drôles ! J’en peux plus !
— Arrête de te bidonner, cria Peggy, ça n’a rien de marrant. Ces créatures sont en train de voler nos personnalités.
— Elle a raison ! gronda le chien bleu, ce cabot de pâte à modeler m’agace. Je crois que je vais le réduire en bouillie !
Et il se jeta sur sa doublure pour la mettre en pièces. Il dut hélas déchanter. À peine avait-il planté ses crocs dans le postérieur du sosie qu’il bondit en arrière, en crachant de dégoût.
— Berk ! s’exclama-t-il. Ce truc-là a un goût horrible ! Plus amer que le fiel ! C’est à dégobiller.
La fausse Peggy sourit et s’avança.
— Vous ne pourrez pas nous faire de mal, expliqua-t-elle avec la voix de son modèle. Nos corps sont modelés à partir de la chair de la Bête. Ils sont donc indestructibles. Les blessures que vous nous infligerez cicatriseront en quelques minutes. Cessez donc ces enfantillages. (Fixant Peggy dans les yeux, elle ajouta avec un petit sourire de mépris :) Je ne suis pas emballée d’avoir à jouer ton rôle. Tu n’es pas très belle, et ta coiffure est lamentable. Ton nez est une catastrophe et tu as trop de taches de rousseur. C’est à se demander comment Sébastian a pu tomber amoureux de toi.
— Moi je sais, intervint le sosie de Sébastian. C’est un pauvre type pas très malin, voilà tout. En fait, les Terriens sont assez stupides dans l’ensemble.
— Exact, renchérit sa compagne. Sans parler de leurs corps. Peut-on imaginer un organisme plus malcommode ? Il n’y a pas assez de membres. Deux bras, deux jambes… Que peut-on faire avec ça ? Pas grand-chose en vérité !
— En plus, ils ne peuvent pas les tordre dans tous les sens. Un tentacule, c’est beaucoup plus pratique, on peut même faire des nœuds avec ! Tu te vois faire un nœud avec ton bras ou ta jambe ?
— C’est une pauvre race, conclut la fausse Peggy. Une espèce qui ne mérite pas de vivre. Nous les dévorerons jusqu’aux derniers quand nous serons sur la Terre.
— Espérons qu’ils auront bon goût ! ricana le « garçon ».
Le faux chien, lui, ne dit rien, car il essayait toujours d’aboyer correctement, activité pour laquelle il ne semblait pas très doué.
— Bouffon ! lui cria le chien bleu.
— Ne les écoutez pas, intervint Alzir, ou ils vous rendront fous. Le mieux, c’est de faire comme s’ils n’existaient pas.
— Moi je les trouve sympas, surtout le mec, déclara Sébastian entre deux hoquets d’hilarité.
Les trois amis s’installèrent au milieu des caisses pour dormir quelques heures. Ils avaient faim. Alzir et ses compagnons leur offrirent de partager leur repas.
— Nous mangeons ces graines, expliqua-t-il en exhibant une calebasse pleine de grosses boules orangées. C’est la Dévoreuse qui les fabrique à l’intention des enfants kangourous. C’est sucré et ça contient tout ce qu’il faut pour survivre. Les tentacules les expulsent par leurs ventouses, et elles roulent sur la plaine comme des boules de billard.
Peggy songea qu’ils n’avaient pas le choix. Elle s’assit en tailleur et porta l’un des « fruits » à sa bouche.
— Ça se laisse manger, constata-t-elle. On dirait du caramel à l’orange. Je préfère ne pas savoir avec quoi c’est fait.
— Trop bon ! lança Sébastian qui se mit à rire encore plus fort.
— Nom d’une saucisse atomique ! se lamenta le chien bleu, je crois qu’il sera bientôt mûr pour jouer les kangourous.
— C’est son masque, se lamenta l’adolescente. Il ne filtre plus rien.
Les sosies les observèrent pendant qu’ils mangeaient, puis s’appliquèrent à singer leurs gestes.
— Vous ne vous nourrissez pas ? leur demanda Peggy.
— Pas à ce stade de notre évolution, lui répondit dédaigneusement la fille. Quand je deviendrai à mon tour une bête des souterrains, je dévorerai des Terriens, mais jusque-là je vivrai sur mes réserves. Je suis capable d’hiberner mille ans. D’ailleurs, à ta place j’éviterais de me gaver, tu as déjà de grosses fesses !
Peggy Sue faillit lui jeter sa boule de caramel au visage.
« Bon sang ! se disait-elle, j’ai vraiment cette tête-là ? Et toutes ces mimiques agaçantes… Je me flanquerais bien une paire de gifles. »
Le repas achevé, les « ratés » se retirèrent. Ils n’avaient pas besoin de dormir mais connaissaient cette faiblesse des Terriens. Peggy et le chien bleu s’étendirent. Malgré leur énervement ils ne tenaient plus debout. Sébastian s’endormit tout de suite. Il riait dans son sommeil.
*
Peggy Sue rêva qu’un serpent s’introduisait dans son oreille ; elle se réveilla en sursaut. Elle constata alors que le serpent en question n’était autre que l’index de son sosie !
— Hé ! s’écria-t-elle. Qu’est-ce que tu fiches ? Pourquoi m’enfonces-tu ton doigt dans l’oreille ?
— Je copie tes souvenirs, expliqua la marionnette avec un sourire aimable. Nous procédons toujours de cette manière. J’ai besoin de tout savoir sur toi pour jouer correctement ton rôle. C’est assez amusant. On a l’impression de suivre une série télé. Dans ton cas, ça s’intitulerait « les aventures d’une pauvre fille au pays des monstres » !
Incapable de résister, Peggy Sue lui décocha une gifle. Elle eut l’impression de frapper un pneu de camion.
— Ouille ! gémit-elle en massant sa paume douloureuse.
— Je t’avais prévenue, ricana le pantin, nous sommes invulnérables. Recouche-toi donc… je dois copier le reste de ta vie. J’ai un œil microscopique au bout de l’index, c’est lui qui lit ce qui est inscrit dans ta mémoire. Ton cerveau n’est pas différent d’un CD. Si l’on dispose d’une bonne tête de lecture laser, on peut copier tout ce qu’il contient.
— Fiche-moi la paix ! s’exclama Peggy. Et ne m’approche plus !
La marionnette haussa les épaules.
— Pourquoi te révolter ? s’étonna-t-elle. Je recommencerai dès que tu dormiras… et tu seras bien forcée de dormir, n’est-ce pas ?
*
Le lendemain, Peggy Sue s’éveilla avec la migraine. Les sosies bavardaient entre eux. Ils avaient l’air soucieux.
— Il y a des tas de choses que nous ne comprenons pas dans tes souvenirs, lança la « fille ». Des habitudes terriennes qui nous sont incompréhensibles. Tu dois nous expliquer le sens de tout ça, sinon nous ne pourrons pas jouer notre rôle convenablement.
Peggy fut d’abord tentée de refuser, puis elle songea qu’il serait plus habile de gagner du temps en feignant de collaborer.
— D’accord, soupira-t-elle. Qu’est-ce que vous ne comprenez pas ?
— Les baisers… fit son sosie. Pourquoi vous embrassez-vous ? Est-ce pour vous nourrir ? Mangez-vous les lèvres de vos petits copains ? Est-ce qu’elles repoussent ensuite ? Combien de fois doit-on s’embrasser par jour pour avoir une alimentation équilibrée ?
Peggy éclata de rire.
— Effectivement, ricana-t-elle, vous n’y comprenez pas grand-chose !
Durant une demi-heure elle essaya vainement d’expliquer à la marionnette le sens du baiser, mais la créature ne parvint pas à comprendre la nécessité de ce comportement aberrant.
« Elle n’a pas de sentiments, songea Peggy. Elle n’éprouve rien. C’est une sorte de machine vivante. »
— Si ça ne vous nourrit pas, ça ne sert à rien ! conclut son double. C’est comme la mode… Pourquoi êtes-vous autant obsédées par les vêtements ? Ce ne sont que des emballages, des enveloppes dont la fonction est de nous protéger du froid. Leur couleur et leur forme ont peu d’importance.
— Et la musique ! intervint le double de Sébastian. À quoi sert-elle ? Est-ce une sorte de cri de guerre destiné à terrifier vos ennemis ?
— Vous êtes vraiment nuls ! explosa Peggy Sue. Vous ne ferez pas illusion plus d’une minute sur la Terre. On vous prendra pour des dingues et on vous enfermera dans un asile.
Les marionnettes s’entre-regardèrent, inquiètes. Le succès de leur mission était le seul point qui les préoccupait. L’adolescente vit là le moyen de négocier avec la Dévoreuse.
— Écoutez, proposa-t-elle. Si la Bête me fournit assez de sève antidote pour que je ne me mette pas à rire comme une idiote d’ici deux jours, je m’engage à vous enseigner les coutumes terriennes.
Les sosies parurent intéressés car ils avaient tous deux conscience de ne pas être au niveau.
— D’accord, déclara la « fille », accompagne-moi, je vais faire part de ta proposition à notre Mère.
Le chien bleu sur les talons, Peggy suivit la marionnette dans la nuit des abîmes. Sans les graines luminescentes dont la plaine était parsemée, elle se serait cassé dix fois la figure avant d’avoir fait cinquante pas.
C’est ainsi qu’elle vit enfin la bête des souterrains.
Une explosion de méthane se produisit en altitude, éclairant l’espace intérieur de la coquille à la façon d’un feu d’artifice. La lueur des flammes permit à l’adolescente de distinguer une forme gigantesque dressée au centre de la plaine caoutchouteuse. C’était… c’était plus haut qu’une montagne. Cela ressemblait à une pieuvre bleue, mais aussi à un sphinx ou à un lion couché. C’était indescriptible. Le nombre des tentacules était si élevé qu’on ne pouvait se faire une idée précise de l’animal fabuleux dissimulé au cœur de ce fouillis de pseudopodes et de ventouses. La chose grouillait de toutes parts ; ses tentacules se nouaient et se dénouaient en permanence. Certains exploraient les fissures de la coquilles, d’autres traînaient sur la lande. Au pied de cette idole vivante qui paraissait surgie d’un cauchemar, des enfants, assemblés en chorales, chantaient des airs de Noël en pouffant de rire.
Peggy Sue se figea, écrasée par l’ampleur d’un tel spectacle. Elle fut presque soulagée quand les flammes du méthane s’éteignirent et que l’obscurité se réinstalla.
Elle s’aperçut qu’elle tremblait. Elle était horrifiée à l’idée de ce qui pourrait se produire si une telle créature réussissait à essaimer[31] à travers les galaxies !
La main de son double se posa sur son épaule, la faisant frissonner.
— C’est d’accord, annonça la marionnette. Je viens de recevoir une réponse télépathique. Notre Mère se charge de prélever quelques racines sur la forêt souterraine, tu disposeras ainsi de l’antidote que tu réclames. En contrepartie, tu devras donner des cours à l’armée des sosies qui attend de monter à la surface.
— Combien sont-ils ?
— Trois cents, notre Mère estime que c’est suffisant pour conquérir l’Univers. À partir de maintenant, considère-toi comme leur professeur et prépare-toi à répondre à nos questions.
— Ça va être gai ! marmonna le chien bleu dans son coin.
*
Ce fut pour Peggy Sue une expérience plutôt bizarre.
Des quatre coins de la plaine, des colonnes de marionnettes accoururent pour assister à ses cours de perfectionnement. Ces faux enfants modelés par la Bête s’asseyaient en tailleur, autour d’elle, et l’assommaient de questions saugrenues :
— Pourquoi avez-vous des cheveux de couleurs différentes ? Et à quoi servent-ils ? S’agit-il de petits tentacules encore trop faibles pour bouger ?
— Pourquoi avez-vous dix doigts et pas douze ?
— Pourquoi ne peut-on pas changer son nez de place ?
— Pourquoi ne peut-on pas faire un nœud avec son bras ?
Peggy essayait de répondre sans s’énerver, mais les plus enragés restaient la fausse Peggy et le pseudo-Sebastian. Le « garçon » exigeait que la jeune fille lui fasse une « démonstration de baiser » car il craignait d’être ridicule s’il se trouvait obligé d’embrasser une fille.
— Je ne sais pas comment bouger mes lèvres ! gémissait-il en esquissant une grimace repoussante qui aurait aussitôt mis en fuite les jeunes Terriennes. Tu dois me montrer. Tu es le professeur !
— Pas question ! répliqua Peggy, horrifiée à l’idée de poser ses lèvres sur cette bouche fabriquée en chair de pieuvre.
— Alors, que le chien bleu me montre comment faire ! exigea le « garçon ».
— Ce n’est pas possible ! expliqua Peggy Sue, sur la Terre, les filles n’embrassent pas les chiens sur la bouche.
— Pourquoi ça ? s’étonna son interlocuteur.
Ces conversations de fous amenaient Peggy au bord de la crise de nerfs. De son côté, le chien bleu n’était pas mieux loti. Il essayait désespérément d’enseigner à son double comment se comporter en véritable animal ; hélas, la marionnette à quatre pattes censée jouer son rôle ne cessait de confondre son nez et sa queue.
— Et la danse ? interrogea la fausse Peggy. C’est quoi ce truc ? Ça a l’air d’être important pour vous. Pourquoi vous secouez-vous ainsi ? Pour mieux digérer ? Pour remettre vos organes en place lorsque vous êtes restés trop longtemps assis ? Pour défroisser votre peau ? Pour…
Si elle avait pu, Peggy Sue l’aurait étranglée !
*
La journée de classe terminée, Peggy et le chien bleu s’en allèrent retrouver les ratés qui – prenant le relais de Sébastian désormais trop occupé à rire – achevaient d’assembler les débris du ballon.
— Comment se présente la chose ? s’enquit-elle.
— Pas trop mal, chuchota Alzir. L’enveloppe est réparable. Il suffira de couler de la sève d’hévéa sur la déchirure pour la colmater. Il y a bien assez de béthanon pour soulever deux cents éléphants. Nous sommes en train de rafistoler la nacelle.
— Et… la bombe ? demanda le chien bleu.
— Je l’ai examinée, fit Alzir en hochant la tête. Elle est d’un type spécial. Il ne s’agit pas d’un explosif classique qui fait « boum » et met tout en pièces. Une telle machine infernale ne causerait aucun mal à la Bête qui absorberait le souffle de l’explosion, et s’en nourrirait. Cela ne lui ferait pas plus d’effet qu’un pétard explosant sous les fesses d’un dinosaure. Non, l’engin dont on vous a équipés est d’une autre sorte. Il se compose de trois gaz contenus dans des bonbonnes. Un mouvement d’horlogerie les mélange à une heure déterminée, selon des proportions complexes, de manière à constituer un poison qui tuera la Dévoreuse… mais aussi tous ceux qui habitent à l’intérieur de l’œuf : les sosies et les humains…
— Massalia ne savait pas qu’il y aurait des enfants, observa le chien bleu.
— De toute façon, cette bombe est une aberration, murmura Alzir. Si l’on tue la Dévoreuse, Kandarta cessera aussitôt d’être habitable. La pesanteur disparaîtra, ainsi que l’atmosphère respirable. L’œuf se changera en caillou stérile dérivant dans l’espace. À l’instant même où la bête des souterrains rendra le dernier soupir, tous les humains qui habitent à la surface de la coquille mourront étouffés, et leurs cadavres se mettront à flotter dans les airs.
— Ranuck avait donc raison, siffla Peggy. On ne peut pas tuer la Bête sans causer la destruction de Kandarta.
— Je suis désolé, s’excusa le jeune monstre. Toutefois il existe un moyen de neutraliser la Bête. Je préfère vous prévenir que ce n’est pas sans danger.
— De quoi s’agit-il ?
— Il est possible, en modifiant le dosage des composants, d’obtenir un gaz qui, au lieu de tuer la Dévoreuse, l’endormira pour mille ans. Ce gaz n’aura d’effet que sur la Bête et ses créatures, les ratés, les sosies, et il sera inoffensif pour les humains.
— Cela veut dire que tu t’endormiras, toi aussi, pour mille ans… souligna Peggy Sue.
Alzir haussa les épaules.
— Quelle importance ? Nous sommes si affreux, mes compagnons et moi, que nous avons le plus grand mal à nous supporter. Dormir nous épargnera tristesse et souffrance. Nous rêverons que nous sommes beaux et que tout le monde nous aime.
— C’est triste, murmura Peggy dont la gorge se noua.
— On n’y peut rien, éluda le monstre. Au moins j’aurai eu la satisfaction de me venger de celle qui m’a fait ainsi. Elle m’a joué un sale tour, je ne ferai que lui rendre la monnaie de sa pièce.
— Arriveras-tu à doser correctement le nouveau mélange ? insista le chien bleu.
Alzir fit la grimace (ce qui eut pour conséquence de le rendre si laid que Peggy et le petit animal faillirent pousser un cri de terreur !).
— Il y a un risque, avoua le monstre. Rien n’est garanti. Si je me trompe, nous mourrons tous à la seconde où le gaz se répandra. Ce poison a été très habilement conçu. Il utilise des ingrédients d’une extrême rareté, les seuls qui soient capables d’attaquer l’organisme de la Dévoreuse, et je puis vous assurer qu’il n’en existe pas beaucoup. Je ferai de mon mieux, mais si je commets la moindre erreur, ce sera la mort pour tous les êtres se trouvant à l’intérieur de la coquille. Voulez-vous tout de même courir le risque ?
— Oui, bredouilla Peggy. Je n’ai pas envie de rester prisonnière de l’œuf, à rire et à sauter comme un kangourou jusqu’à quatre-vingts ans !
— D’accord, fit Alzir en baissant les yeux. Mes amis et moi allons nous atteler à la fabrication de la nouvelle bombe. Si nous commettons la moindre fausse manœuvre, notre mort sera immédiate, c’est une consolation.
— Super ! ricana le chien bleu, ça me remplit de joie.
— Quand la bombe sera prête, décida Peggy, nous grimperons sur le ballon. Le béthanon nous propulsera vers la surface. Tu es bien certain que les enfants humains ne souffriront pas des effets du gaz ?
— Non, dès que la Dévoreuse sera endormie, elle cessera d’émettre son poison hilarant. Ses petits prisonniers s’éveilleront enfin. Ils cesseront de rire et de sauter. Vous pourrez ensuite établir une navette entre la surface et le fond de l’œuf pour les récupérer. La Bête dormira si profondément que les sauveteurs n’auront rien à craindre des tentacules. Mon plan est parfait… du moins en théorie. Le seul danger, c’est que les sosies aient vent de ce que nous complotons. Il faut observer le secret le plus absolu. Ne les laissez plus visiter votre cerveau pour enregistrer vos souvenirs car ils auraient accès à cette conversation, et notre projet tomberait à l’eau.
— D’accord, approuva Peggy Sue, nous ferons attention. Je vais essayer de jouer mon rôle d’institutrice de la manière la plus convaincante possible pour te donner le temps de fignoler la nouvelle bombe soporifique. Mais ça me fait de la peine de savoir que tu t’endormiras toi aussi.
— Ce n’est rien, fit Alzir en essayant de sourire (ce qui eut pour effet de découvrir ses crocs épouvantables). T’avoir rencontrée m’a réchauffé le cœur. Grâce à toi j’aurai fait quelque chose d’utile dans cette première partie de mon existence. Je m’en souviendrai encore quand je me réveillerai, dans mille ans.
Ils se séparèrent car ils ne voulaient pas donner l’éveil en restant trop longtemps ensemble. Peggy reprit le chemin de l’« école » pour parfaire l’éducation des sosies.
— Tu crois qu’Alzir sera capable de jouer les petits chimistes ? lui demanda mentalement le chien bleu.
— Je l’espère, soupira la jeune fille. N’oublie pas qu’il fait partie de la Bête. Il connaît donc son organisme à la perfection. Si quelqu’un sait ce qui peut lui causer préjudice, c’est bien lui.
Ils furent accueillis par les marionnettes, très excitées.
— Nous avons tout compris au sujet du baiser ! annonça le sosie Peggy.
— Oui ! renchérit le double de Sebastian. En fait, votre bouche est la seule ventouse dont vous disposiez, contrairement aux pieuvres qui en ont partout !
— C’est une arme ! lança la marionnette Peggy, et quand vous embrassez votre ennemi, vous aspirez en fait tous les organes contenus dans son corps. Le baiser est donc un moyen de combattre et de se nourrir. C’est ça ?
— Pas tout à fait… gémit Peggy Sue, envahie par le découragement.